Julien Taïeb est un homme pressé Avant 40 ans, il est nommé professeur et à peine passé ce cap, le voilà chef de service, à la tête d’une unité dédiée à la cancérologie digestive Soigner, enseigner, monter des projets, trouver des fonds et aujourd’hui former des jeunes à ce métier de passion, voilà ce qui anime ce mentor de la cancérologie digestive.
Quel parcours, quel cheminement vous a amené à la cancérologie digestive ?
A vrai dire, lorsque j’étais jeune je voulais tout faire sauf ça. Les solutions thérapeutiques étaient alors quasi inexistantes. Il faudra attendre la fin des années 1990 pour que s’ouvrent
deux décennies de découvertes majeures. J’ai choisi de faire ma thèse de sciences en hépatologie, sur les maladies alcooliques du foie. La recherche m’intéressait déjà parce qu’elle participait à trouver des solutions nouvelles pour la prise en charge des patients.
Après un passage dans le service de gastro-entérologie à l’hôpital Rothschild, j’ai décidé de
changer et de m’orienter vers la cancérologie, avec un poste à La Pitié-Salpêtrière. Les événements se sont ensuite enchaînés avec un passage à l’IGR pour confirmer ce choix, puis un retour à la Pitié pour y développer l’oncologie digestive, avant de prendre le poste de professeur à l’HEGP où j’ai pu créer le service d’hépato-gastro-entérologie et cancérologie digestive.
Clinique et recherche, faut-il choisir ?
Il faut faire les 2 bien-sûr. La clinique est essentielle, elle apporte une forte reconnaissance avec des relations humaines importantes, mais elle est éprouvante, stressante. La recherche est un travail de fond, moins stressant peut-être mais frustrant, car l’obtention de résultats probants est long, laborieux et avec des succès rares. La dimension administrative est accaparante, parfois décourageante, tout comme obtenir des fonds. Alors allier les deux peut apporter un certain équilibre.
Qu’est-ce qui est épanouissant et séduisant dans cet équilibre ?
C’est justement de pouvoir conjuguer le soin mais aussi l’enseignement, la recherche, et dans mon cas le management d’équipes, de projets et la dimension internationale très stimulante.
Justement vous êtes un Européen convaincu, quel a été votre parcours international ?
C’est avec la FFCD que cette opportunité m’a été donnée en 2003 en me confiant le leadership d’un essai international : PETACC 8*. Je m’y suis investi sans compter durant près de dix ans, en coordination avec une équipe répartie dans 11 pays, avec 350 hôpitaux concernés. J’ai eu la chance de travailler avec de nombreux partenaires, UNICANCER, l’Association Européenne de Recherche en Oncologie (AERO), l’European Organization for Research and Treatment of Cancer (EORTC), le Groupe Coopérateur Multidisciplinaire en Oncologie (GERCOR) et le Belgian Group of Digestive Oncology (BGDO), l’AIO (Allemagne) et le TTD (Espagne). Au final, ce sont plus de 2 500 patients qui ont été inclus dans l’ensemble des structures.
Ce fut un véritable levier sur l’Europe. Je n’ai plus arrêté. La FFCD m’a ensuite permis de coordonner une dizaine d’études.
L’Europe est aujourd’hui incontournable pour la recherche académique ?
Nous avons, avec la FFCD, été à l’initiative d’une rencontre avec les autres groupes de recherche européens en oncologie digestive à l’occasion de l’ESMO 2022. C’est une première
étape pour construire une Europe de la recherche académique en oncologie digestive. Nous espérons des réalisations concrètes prochainement avec la participation de chacun. La recherche doit s’ouvrir et se décliner au niveau européen, c’est un vrai défi.
Si la recherche clinique académique française en oncologie a contribué de façon décisive au cours des dernières décennies à l’amélioration de la survie et de la qualité de vie des patients atteints d’un cancer, avec une reconnaissance mondiale, elle est aujourd’hui fragilisée avec un risque de désengagement des cliniciens à initier des nouveaux protocoles avec les groupes coopérateurs : financements publics de plus en plus difficiles, complexification de l’environnement administratif et réglementaire, multiplication des accords et autorisations.
Or, la compétition internationale est rude. Nous devons rester pilotes de notre recherche au risque de voir les futures grandes recherches cliniques menées par d’autres pays européens, notamment l’Allemagne qui connaît moins de lourdeurs administratives et bénéficie de financements publics pour des bourses de recherche deux fois supérieurs aux nôtres, mais surtout par des pays non-Européens comme la Chine ou les États-Unis.
Vous vous intéressez également aux travaux sur l’utilisation des données du monde réel dans la recherche clinique sur le cancer (la Real World Evidence) ?
Il y a, en effet, un intérêt croissant pour l’analyse de données de vie réelle (real-world data ou RWD) qui permet de générer des preuves issues « de la vraie vie » (real-world evidence, ou RWE). La RWE permet d’obtenir des informations utiles complémentaires aux données d’essais cliniques, avec la possibilité d’améliorer les connaissances sur l’utilisation de certaines thérapeutiques en pratique clinique. Les perspectives sont nombreuses et intéressantes.
Aujourd’hui vous êtes animé par la formation de nouvelles générations, qu’avez-vous à leur dire ?
J’ai toujours aimé cette dimension formation des plus jeunes pour susciter et accompagner de nouvelles passions. Mes différentes rencontres ont été capitales dans mes choix, alors je poursuis le chemin pour d’autres. Même si chacun a une conviction profonde, une relation intime avec la maladie et la mort qui le conduit à ce choix de carrière, des « mentors » sont toujours importants.
Je suis allé récemment en Italie pour intervenir sur les trucs et astuces pour réussir en recherche clinique auprès des jeunes. Je leur ai parlé de l’importance de faire des choix enrichissants tant sur le plan intellectuel que personnel, de rester focus sur l’évolution de la recherche pour le patient, d’être intransigeant sur les standards de qualité, de ne pas se laisser dévoyer par l’industrie, et de se choisir un mentor bien entendu !
* PETTAC 8 PRODIGE 1. Essai de phase 3 randomisé évaluant l’efficacité de l’adjonction du cétuximab à une chimio thérapie de type FOLFOX 4 après résection complète de la tumeur primitive, chez des patients ayant un cancer du côlon de stade III.